Paris

 

Marie-Ange Valle est née dans le 12e arrondissement de la capitale. Un an plus tôt, ses parents, lui italien, elle franco-espagnole, vivaient encore à Casablanca, tous deux nés au Maroc. Dans cette famille déracinée, qui doit s'adapter à un nouveau rythme de vie, les revenus sont très modestes durant les premières années. Jusqu'à l'âge de trois ans, Marie-Ange est confiée à sa grand-mère, femme protectrice mais pieuse jusqu'à la superstition. Et c'est un grand déchirement lorsque sa mère décide de la reprendre.

Dotée d'une grosse voix et d'un strabisme, la petite fille n'est pas de celles qui attendrissent les adultes et font la fierté de leurs parents. Mais l'école primaire réveille en elle le bonheur d'apprendre et lui offre de rencontrer sa première amie qui, étant d'une famille communiste, déplaît fort à ses parents. En classe, elle brille dans toutes les matières, mais les garçons ne sont pas tendres avec elle et lui font peur. À la maison, c'est la violence de son père qui l'effraie. Alors Marie-Ange se réfugie dans la lecture. Un livre, « Le Journal d'Anne Frank », recommandé par une enseignante, s'avère déterminant pour sa future carrière d'écrivain. Elle découvre soudain que l'écriture peut être une échappée merveilleuse. Hors de l'école, sa vie s'organise dès lors entre les devoirs, la lecture et l'écriture de son journal. Son père, qui ne manque ni d'audace ni d'ambition, revend la société de pièces détachées qu'il avait créée et achète une entreprise de boissons à Nice.

 

Nice

 

En milieu d'année scolaire, la famille descend au soleil. M.A. doit quitter son unique amie, et transporter des caisses de bouteilles après l'école. Grande tristesse et passage par un effondrement scolaire qui, heureusement, ne dure qu'un trimestre. Elle a alors 13 ans et entre en troisième. Toujours brillante en français, en langues, en histoire et géographie mais décroche complètement en maths et en physique. En seconde, elle se lie d'amitié avec une fille d'un caractère opposé au sien, aussi tranquille que M.A. est explosive. Grâce à cette amie, qui appartient à une famille bohème, elle découvre l'art pictural, le cinéma d'auteur et les échanges intellectuels. Elle peut, cette année-là, desserrer un peu le carcan que son père lui impose. Sillonner toute la Côte d'Azur à mobylette. Voir au cinéma trois films d'auteur par semaine : Tarkovski, Antonioni, Bergman, Kubrick, Jancso... Découvrir Kandinski à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence. Et lire encore. Un livre tous les deux jours : Proust, Romain Rolland, Sartre, Camus... L'art devient une porte ouverte sur la liberté.

À 16 ans, M.A. est reçue au BAC avec mention bien. Elle entre en fac de lettres et se passionne pour les cours, suit une unité de valeur sur Proust avec Michel Butor... Ses études sont perturbées par une maladie qui altère sa vue et qu'aucun médecin ne sait diagnostiquer, malgré les atroces souffrances liées à la ponction lombaire qui lui est infligée. Elle obtient cependant sa licence et commence son année de maîtrise qui est brutalement interrompue par une décision de son père. Celui-ci perd un procès contre une entreprise bien plus grosse que la sienne et, pour éviter sa condamnation, envisage de s'enfuir en Afrique avec sa femme, laissant derrière eux M.A. et son jeune frère, à charge pour elle de s'en occuper. Finies les études. Il faut, de toute urgence rentrer un salaire. Vivant cela comme une déchéance, M.A. intègre une formation de dactylo à l'École Pigier, en total décalage avec les autres filles.

Bénéficiant de l'amnistie consécutive à l'élection présidentielle de cette année-là, son père reste finalement en France et trouve un emploi à Mulhouse.

 

L'Alsace

 

Pour M.A., reprendre les études universitaires est impossible. Sans moyens financiers, elle ne peut séjourner à Nice et se trouve contrainte de suivre ses parents en Alsace. On lui suggère de passer le concours d'entrée à l'École Normale d'Institutrice, qu'elle obtient brillamment, étant la seule candidate en possession d'une licence. Enseigner en primaire, et pire encore en maternelle, ne l'a jamais attirée et, bien que l'exerçant avec conscience, elle mettra plus de vingt ans à accepter pleinement ce métier et à aimer ce contact confiant qui s'établira avec ses petits élèves. Mais ce qui l'intéresse pour le moment est la formation rétribuée qui lui permet enfin de s'émanciper de son père. De plus, elle pourra bénéficier des vacances scolaires pour voyager, surtout en Italie, pays qu'elle ressent comme sa deuxième patrie et qui l'attire pour la constante gaité de ses habitants et l'abondance de ses œuvres d'art. Sa formation a lieu à Guebwiller, dans une vallée des Vosges particulièrement froide en hiver. Quel changement avec Nice ! Plus âgée et plus intellectuelle que ses compagnes, elle semble venir d'une autre planète. Pour toutes, c'est « la Niçoise ». La connexion s'établit avec une Mulhousienne, pour une amitié qui ne cessera pas jusqu'à ce jour.

Son premier vrai poste d'enseignante la plonge dans le quartier le plus difficile de Mulhouse, nommé « quartier haut-les-mains ». Dès la première année, l'agression d'une mère d'élève l'immobilise durant six semaines avec des fractures à chaque main. Elle refuse cependant le mutation qu'on lui propose, n'envisageant pas de fuir la difficulté et se faisant respecter par son courage. Par la suite, hormis les quatre années d'enseignement dans une école de village, elle choisira toujours la difficulté des Zones d'Éducation Prioritaire, craignant de s'ennuyer dans des quartiers plus bourgeois.

C'est à Mulhouse qu'elle rencontre Jean-Marie Gobry, qui deviendra son complice dans la création artistique et son mari devant la société des hommes, décidant avec lui d'associer leurs noms, pour être les seuls sur terre à s'appeler Gobry-Valle. Elle ne mesure pas encore que l'écriture la dévorera tout entière mais avec Jean-Marie, qui ne vit que pour le théâtre, la connexion est totale. Partage de leur monde et stimulation réciproque.

Dans les tiroirs de M.A., en plus de son journal, qu'elle n'a jamais cessé d'écrire, s'entassent déjà quelques sketchs et nouvelles. Jean-Marie lui demande des textes pour le spectacle de café-théâtre qu'il monte avec un copain mime et est fasciné par sa capacité à écrire en quelques instants un monologue en vers ou des paroles de chanson. Et devant le manuscrit du premier roman qu'elle écrit, il la convainc d'envisager l'édition, élaborant pour elle une stratégie qui consiste à envoyer les deux premiers chapitres à des écrivains qu'elle apprécie. Deux lui répondent de façon très encourageante, Marie Cardinale et Michel del Castillo. Mais celle qui ne s'appelle pas encore Armande admire trop les écrits d'Agota Kistof, de Patrick Modiano, de Gabriel Garcia Marquez, de Sylvie Germain, de Philippe Djian ou d'Andrée Chédid pour être satisfaite de sa propre production.

 

L'Aube

 

Le couple Marie-Ange / Jean-Marie s'installe dans l'Aube et M.A. ne cesse d'écrire. Tout son temps libre y est consacré. Dans la correspondance qui s'installe avec Sylvie Germain et Roger Grenier, il est évident que son style les touche profondément. Mais il faut attendre une rencontre avec Josyane Savigneau du journal Le Monde, à l'occasion du spectacle « Héloïse Abélard ou les noces d'absence » monté par Jean-Marie pour que s'emboîtent des circonstances favorables. Après avoir lu des nouvelles de M.A. madame Savigneau l'oriente vers Viviane Hamy qui fonde sa maison d'édition et cherche des auteurs de cette qualité.

 

La publication

 

Décision immédiate de la nouvelle éditrice parisienne : « Je publie. »

Terre tranquille est encensé par la critique française et francophone. Suit Iblis ou la défroque du serpent qui obtient le Goncourt du Premier Roman, remis à Blois par Jack Lang. Puis La convulsion des brasiers (texte théâtral), Un triptyque et Le puits d'exil. Une rencontre organisée par le journal Page la fait siéger parmi les dix auteurs qui représentent la relève littéraire française. Mais Marie-Ange/Armande s'est toujours tenue éloignée des cercles et des médias nationaux. Elle se déplace peu et n'a aucun goût pour les mondanités. De plus, Viviane hamy attend de son auteur maison l'incandescence d'une folie destructrice qu'elle ne porte plus en elle. L'édition du recueil de nouvelles Nocturnes met fin à la collaboration passionnelle qui les liait. M.A. se tourne alors vers les Éditions du Seuil qui lui publie Debout parmi les ruines mais lui refuse son manuscrit suivant pour des raisons économiques. Les années de gloire s'achèvent. La douleur est vive. Mais n'est-ce pas l'ego qui souffre ? M.A. se plonge dans le Livre de l'Ecclésiaste, un texte biblique éminemment philosophique qui ramène au souffle du vent toutes les œuvres des hommes. Elle écrit Vanité qui est publié par les Éditions Fates, avec des encres de Daniel Chanson. Une page est tournée. Écrire encore un peu. Mettre ses pensées sur le papier, pour des cercles d'amis. Publier aux Éditions Armance Histoires à méditer. Consacrer du temps d'amour pour sa fille adoptée. Et, malgré cette maladie étrange qui limite ses capacités motrices, partager tout simplement le bonheur d'écrire au sein du Studio-Coryphée.